Hommage au Président Jacques Chirac à l’Assemblée nationale
Mardi 1er octobre 2019, avant la séance des questions au Gouvernent, Richard Ferrand a rendu hommage à Jacques Chirac dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale.
"Monsieur le Premier ministre,
Mesdames et messieurs les membres du Gouvernement,
Madame et messieurs les Présidents de groupes politiques,
Mesdames et messieurs les députés, chers collègues,
Madame, Messieurs les Premiers ministres,
Messieurs les Présidents de l’Assemblée nationale,
L’histoire de France est en deuil, Jacques Chirac n’est plus.
Sans doute, d’autres que moi évoqueraient mieux sa mémoire, pour l’avoir connu, côtoyé, pour avoir partagé ses combats et ses idées ou pour s’être opposé à lui. Pourtant, comme l’ont fait de nombreux Français depuis ce 26 septembre, c’est avec émotion qu’au nom de la Représentation nationale je lui rends hommage aujourd’hui.
Jacques Chirac ! Son nom même claquait comme un slogan, tandis que tout son corps exprimait cette passion républicaine qui l’animait depuis sa jeunesse.
À tous il donnait le tournis, jamais abattu, jamais découragé, ses longues jambes arpentant les terroirs, ses grands bras remuant le ciel, et lui tourbillonnant, en perpétuel mouvement, de Matignon à la Corrèze, de la mairie de Paris à l’Élysée.
Ce souffle, ce tourbillon, nous comprenons aujourd’hui que c’était le grand vent de l’Histoire.
Le 12 avril 1967, ici même, Jacques Chirac s’exprimait pour la première fois dans l’hémicycle, sur la question de l’emploi. C’était un mois après sa première élection comme député de la Corrèze, et déjà il était membre du Gouvernement !
Quant à l’hémicycle, il le connaissait depuis des années, pour y avoir suivi Georges Pompidou, alors Premier ministre.
Chirac le romantique faisait auprès de lui l’apprentissage du réalisme, mais il brûlait aussi d’en découdre.
La circonscription qu’il visait paraissait imprenable. Or, si « impossible » n’est pas français, « imprenable » n’était pas chiraquien.
La Corrèze, bastion de la gauche, était de surcroît le seul département métropolitain à avoir dit « non » à la Constitution de 1958.
Jacques Chirac y alla, il parla aux gens, aux maires, aux anciens, aux paysans comme aux notables, aux radicaux de toujours comme aux communistes et aux gaullistes, sans exclusive.
Contre le propre frère de François Mitterrand, il l’emporta d’une courte tête, à la surprise générale.
Aux législatives de 1967, les gaullistes et leurs alliés ne conservaient la majorité qu’à un siège près – et celui qu’avait conquis Jacques Chirac prenait ainsi un relief singulier.
« Il nous aurait fallu un Chirac dans chaque circonscription », résuma Georges Pompidou, qui le fit entrer au Gouvernement.
Secrétaire d’État au travail : ce n’était encore qu’une première marche. Mais il y eut Mai 68 et rarement la tâche d’un secrétaire d’État au Travail fut si délicate et décisive dans ces circonstances exceptionnelles où il put donner sa mesure.
Les fameux accords de Grenelle doivent beaucoup à Jacques Chirac, assez audacieux pour rencontrer en secret les leaders syndicaux, les communistes, les grévistes, et aplanir les difficultés. Dès lors, il devenait évident qu’un négociateur de cette trempe, avec son bagout, son culot, sa force de conviction, irait loin.
En 1971, ministre des Relations avec le Parlement, il menait la majorité tambour battant. Pourtant, à ce poste-clef, quelque chose lui manquait : la Corrèze, le contact avec les Français, les apostrophes sur les places de village, les plats canaille et les tapes dans le dos. Ministre de l’Agriculture en 1972, il retrouvait cette France des profondeurs qu’il comprenait, qu’il aimait, qu’il sentait vivre en lui.
Né à Paris, Jacques Chirac n’a jamais oublié ses racines familiales. L’énarque se souvenait de ses séjours en Corrèze, de ces modestes paysans qui étaient devenus ses amis ; l’élu gardait au cœur le message de ses deux grands-pères, instituteurs laïcs, qui avaient foi en la République.
Toute sa vie Jacques Chirac fit ainsi la synthèse des grands courants qui traversaient la France : une synthèse vécue, charnelle, qui se traduisait aussi par son franc-parler et son humour imprévisible. Dans une France en proie aux querelles idéologiques, il chercha la voie d’une conciliation raisonnable.
« Et le vrai fondement de la paix intérieure, dans une société démocratique, c’est la pratique responsable de la liberté et le sentiment partagé de la justice », lance-t-il à la tribune de l’Assemblée nationale, le 5 juin 1974, dans sa déclaration de politique générale. Le voici Premier ministre et déjà, les combats qui seront les siens se dessinent.
Il annonce alors « cinq actions essentielles : la protection de la nature, l’humanisation de la vie urbaine, l’amélioration des conditions de travail, l’aménagement des loisirs, allègement du formalisme administratif ». Autant de causes justes, dignes de mobiliser les bonnes volontés, d’où qu’elles viennent.
C’est aussi dans son Gouvernement que, pour la première fois, la Condition féminine a sa secrétaire d’État, Françoise Giroud.
Et, lorsque la ministre de la Santé, Simone Veil, se trouve en difficulté sur l’interruption volontaire de grossesse, Jacques Chirac vient tout simplement s’asseoir à ses côtés, au banc des ministres, pour manifester son entier soutien à la réforme.
Un autre combat s’engage aussi en faveur des personnes en situation de handicap et de leur famille : par l’action sociale dans son département, par des mesures concrètes au sommet de l’État, Jacques Chirac se dévoue, sensible qu’il est au malheur des plus humbles. Plus tard, cette même fibre humaine nous donnera la loi « pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » du 11 février 2005, le Plan Cancer, la mobilisation en faveur de la sécurité routière.
Car il y a chez Jacques Chirac un humanisme tourné vers le concret : pour avoir lui-même éprouvé la cruauté de l’existence, les chagrins intimes qu’elle réserve à chacun d’entre nous, il a voulu agir.
Cette écoute et cette empathie entrent pour beaucoup dans la magie Chirac, celle-là même qui opère en 1977, quand il remporte l’élection municipale parisienne.
Et pourtant, le maire de Paris continue d’être élu en Corrèze, à de fortes majorités.
Quand la gauche arrive au pouvoir, en 1981, elle a donc affaire à forte partie. Jacques Chirac s’impose sans peine comme le plus fort porte-voix de l’opposition et, dans l’hémicycle, se révèle un orateur plein de mordant.
Pourtant, malgré la virulence des polémiques à cette époque, j’observe que Jacques Chirac est toujours demeuré respectueux des institutions de la République. Quand s’engage le grand débat sur « l’école libre », c’est au nom de la liberté qu’il prend parti, se gardant bien d’embrigader la religion dans un conflit politique. Quand émerge une extrême droite jusqu’alors groupusculaire, il exclut toute alliance avec elle et restera constant sur cette position.
Dès septembre 1981 d’ailleurs, n’a-t-il pas prouvé son indépendance d’esprit en votant, avec la gauche, l’abolition de la peine de mort ?
De nouveau Premier ministre en 1986, il échoue à l’élection présidentielle de 1988, mais Chirac l’indestructible est de nouveau là en 1995, prêt à assumer les responsabilités du pouvoir suprême.
Il gagne et, à l’Élysée, impose ce style dont les Français, aujourd’hui, se souviennent.
Jacques Chirac se faisait, lui aussi, « une certaine idée de la France ». « Une France libre, prospère et indépendante », comme il la promettait à ses électeurs de Corrèze. Cette « France pour tous » qui enthousiasma en 1995 ; « la France en grand, la France ensemble », pour reprendre son mot d’ordre de 2002.
Mais, au-delà des slogans, c’était la France républicaine et démocratique qu’il plaçait au-dessus de tout, cette France issue de la Révolution qui aime le droit de propriété et l’égalité des chances, la liberté d’entreprendre et la protection sociale, qui est fière de ses traditions et fait bon accueil à l’étranger venu s’y réfugier. Ce fut cette France-là qui se rassembla, pour le réélire à une écrasante majorité, le 5 mai 2002.
On comprend pourquoi Jacques Chirac, président de la République, choisit de faire entrer Alexandre Dumas au Panthéon. Après Malraux, la grande voix du gaullisme, ce fut le républicain humaniste qu’il voulut honorer, l’homme à la peau sombre qui avait fait sienne l’Histoire de France.
Jacques Chirac avait quelque chose de ces cadets de Gascogne que célébra l’auteur des Trois Mousquetaires : passionné comme Athos, truculent comme Porthos, fin comme Aramis, mais avec aussi la prestance et la ténacité de d’Artagnan, il fut charmeur, bretteur, batailleur, mais jamais il ne mit son épée au service d’une mauvaise cause.
Dès 1995, avec lui, la France accomplissait, complètement, son devoir de mémoire. Il se rendit au Vélodrome d’hiver pour dire ces mots lourds de sens : « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. »
« A-t-on retenu toutes les leçons du XXe siècle ? », demandait-il d’ailleurs lors de la conférence générale de l’Unesco, le 15 octobre 2001. Cette fois, c’était au secours des « peuples premiers » qu’il volait, « ces minorités isolées aux cultures fragiles, souvent anéanties par le contact de nos civilisations modernes ». Il leur consacra un musée qui porte aujourd’hui son nom.
Et puis, parce que l’espèce humaine ne peut survivre si elle laisse se dégrader son milieu, il s’engageait personnellement sur la Charte de l’environnement, dont les principes sont gravés depuis 2005 dans notre bloc de constitutionnalité.
Entre-temps, il y eut ce grand discours de Johannesburg, le 2 septembre 2002, et le fameux : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ». Sa mise en garde, plus que jamais, doit être entendue aujourd’hui.
Enfin, nul n’oublie avec quelle force Jacques Chirac fut le visage de la France, dès 1995 quand il créa la Force de réaction rapide en Bosnie, et lorsqu’il refusa l’aventure irakienne en 2003.
Dans les deux cas, il affirmait l’indépendance nationale tout en défendant les prérogatives de l’ONU, et tous ici, je crois, pouvons lui en être reconnaissants.
Tel était Jacques Chirac : ses coups d’audace, ses coups de gueule, ses coups de fourchette aussi, l’ont fait entrer dans cette galerie de personnages extraordinaires qui ont façonné la République. C’est pourquoi je proposerai au Bureau de l’Assemblée nationale d’apposer une plaque commémorative au siège n° 99, celui-là qu’occupait Jacques Chirac dans cet hémicycle, avant de partir à l’Élysée.
Lui qui prétendait, par modestie, n’aimer que la musique militaire et les romans policiers, avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et voici le message que nous pouvons retenir de lui :
« Terre d’idées et de principes, la France est une terre ouverte, accueillante et généreuse », déclarait-il en 2003.
« Tous les enfants de France, quelle que soit leur histoire, quelle que soit leur origine, quelle que soit leur croyance, sont les filles et les fils de la République », affirmait-il avec force.
Aujourd’hui, les enfants de la République perdent un aïeul bienveillant, un grand-père terrible dont, pendant longtemps, on racontera les exploits.
Parce qu’il était tout entier au service de la République, celle qu’on fait vivre en serrant des mains, en écoutant, en brassant les multiples composantes et influences qui font l’attachante diversité du peuple français.
Du triptyque républicain « Liberté, Égalité, Fraternité », c’est ce sentiment de fraternité qu’il a su mieux que tout autre offrir en partage et diffuser.
Adieu, Jacques Chirac, qui aima passionnément la France, et que les Français portent à jamais dans leur cœur !
Je vous remercie et je cède la parole à monsieur le Premier ministre."